Mes biens chers vous,
Je vous invite à découvrir les 4 premiers chapitres du dernier roman en date de mon fils Anaël dont le talent de conteur ne cesse de me surprendre et de me ravir. Et comme vous le savez j’aime vous faire des cadeaux, nous avons, lui et moi, décidé de vous offrir une réduction spéciale sur ce livre, ce pendant les quatre semaines de sa parution chapitrée ici. L’offre n’est valable que sur sa boutique en ligne dont voici le lien:
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Belle découverte à tous.
Je vous embrasse.
Mireille
1
9 mai 1451
Il avait une gueule épouvantable.
Engrenée de perles de sueurs luisant en ses rides profondes, sa peau, rougie par un trop-plein du brûlant soleil de mai, était semblable au ciel par une nuit sans lune : constellée de petits points dorés qui couraient jusque dans son cou, et probablement au-delà. Jamais je n’avais vu un homme avec autant de taches de son. Son visage oblong, au menton glabre et à la bouche sournoise, était surmonté d’un nez étrangement commun vis-à-vis du reste, et surplombé de boucles de bronze qui dissimulaient son regard. Je découvris ses petits yeux, que je devinais verts malgré l’éclairage tamisé dispensé par les lanternes, seulement lorsqu’il dégagea son front de sa senestre, tachetée elle aussi, confirmant de fait mon intuition première. Des yeux fureteurs, scrutateurs, qui ne m’inspirèrent pas confiance. Des yeux de fouine.
Des yeux de malcuidant.
Il était vrai, aussi, que je n’avais pas la confiance facile. Les autres me dérangeaient, d’autant plus lorsqu’ils m’étaient inconnus. Je n’avais toujours eu foi qu’en ma famille, les Flavy. Même si, comme toutes, elle comptait certainement bon nombre de salopards — si j’accordais crédit aux récents témoignages de sa veuve, feu mon frère Guillaume en était un bel exemple. Paix à son âme. Mais Dieu, ainsi, fait. Et heureusement pour moi, loin d’être un saint — qui pouvait réellement se targuer d’en être un ? —, j’estimais me trouver du bon côté.
L’autre avait donc une gueule qui détonnait clairement avec celles que je voyais quotidiennement depuis une semainedans cette taverne hautement réputée du pays blayais. Du rez-de-chaussée en pierres à l’étage bâti de colombages — accès réservé —, c’était un bel établissement : propre, spacieux, chaleureux et généreux à souhait, à l’image du taulier qui le dirigeait. Gras et d’une force digne des héros de l’Antiquité — fallait le voir déplacer barriques et setiers ! —, il était toujours de bonne humeur et son flot de paroles ne tarissait jamais.
En même temps, comment ne pas être heureux quand votre commerce ne désemplit pas ? Parmi la clientèle, se côtoyaient marchands et négociants de Guyenne[1] et d’ailleurs, ainsi que de nombreux pèlerins prenant un moment pour se restaurer avant de passer la nuit au relais à proximité. Quand ils n’attendaient pas simplement qu’une marée favorable leur permît de traverser le fleuve et de poursuivre leur route vers Saint-Jacques-de-Compostelle. Comme le nouvel entrant, se trouvait bien parfois, parmi eux, quelques mines patibulaires qu’il valait mieux ne pas emmerder ; mais, de ce que j’avais pu constater jusqu’à présent, ce n’était pas dans l’habitude de l’établissement. Ici, la plupart des clients n’étaient que de passage, l’on ne s’intéressait à l’histoire des gens que s’ils montraient ostensiblement l’envie de la partager. Chacun laissait l’autre à ses affaires, ce qui pour l’heure m’arrangeait. Quelques habitués aussi — je les remarquais puisque j’en devenais un moi-même… —, des gens du coin que, souvent, au gré de mes pérégrinations quotidiennes dans et autour de la cité, je commençais à reconnaître.
Loin de moi cependant l’idée d’aller les saluer ou de les remercier de leurs éventuelles généreuses tournées ! J’avais vite appris que cette taverne était un sanctuaire. Ce qui se passait dans la taverne restait dans la taverne. Ces soiffards qui, la veille, trinquaient et s’accolaient comme des amis de toujours, pouvaient s’ignorer superbement le lendemain, voire s’apostropher avec haine ! Et puis, nul ne se permettrait de révéler le nom de ceux qui, après la nuit tombée, cherchaient la compagnie des ribaudes. Peu nombreux, certes ; l’on entamait un pèlerinage pour expier une faute, pas pour faire la tournée des bordels ! Mais j’en savais au moins un, parmi les habitués, qui aurait été mieux avisé de garder ses deniers pour les besoins de ses morveux et de sa femme grosse pour la sixième fois. Non, cela ne se saurait pas. Personne ne se risquerait à ternir la réputation de cet établissement éminemment salutaire au moral de la cité.
Le Pieux Claret.
En voilà un nom ! Je n’avais même pas eu le temps de demander pourquoi on l’en avait affublé que, sitôt mon pied passé l’entrebâillement de la porte, ma curiosité avait été assouvie ; le taulier entonnant ce que je savais désormais être son refrain préféré. Pour un peu, il en composerait toute une chanson ! Paraîtrait que la région avait vu naître un célèbre troubadour ; pas sûr que ce gros jars fût de sa lignée.
« Les vignes et le vin sont bénis à chaque étape de la création par l’abbé de Saint-Romain », répétait-il fier comme un coq dès qu’une nouvelle tête se présentait. Et à raison ! Son vin, de qualité, c’était presque du vin de messe ! À peu de choses près le sang du Christ, tellement il avait été béni. À force de l’entendre, je m’en étais presque persuadé moi-même ; ou bien était-ce à cause de la consommation un tantinet excessive que j’en faisais ? Malgré le tarif élevé, combien de cruchons avais-je descendus depuis mon arrivée la semaine passée ? Dix ? Vingt ? Je ne m’en souvenais plus. Seule ma bourse aurait pu témoigner, elle qui maigrissait à vue d’œil. J’avouais avoir dépensé sans compter. Quoi qu’il en fût, cela n’avait pas d’importance. Ma famille ne manquait pas de deniers.
Amen à chaque godet !
C’était que les Aquitains en étaient fiers de leur pinard loué par toute l’Angleterre. À juste titre d’ailleurs. Un bon vin, léger et parfumé, duquel ressortaient quand même les effluves de la barrique de chêne dans laquelle il avait été conservé depuis la vendange de l’an passé. Rien que pour cela, la volonté des Français à conquérir la Guyenne pouvait s’entendre. Deux cent quatre-vingt-dix-neuf ans qu’elle était terre anglaise ! Depuis le mariage d’Aliénor d’Aquitaine et du Plantagenêt[2]. Deux cent quatre-vingt-dix-neuf ans que le roi de France n’avait pas bu une goutte de ce nectar sinon au risque d’y perdre son royaume tout entier. Et j’avais bien l’intention, moi, Raoul de Flavy, seigneur de Ribécourt, que le fourbe Charles Le Septième, ce roi que je ne reconnaissais désormais plus comme le roi de France, n’y goûtât jamais !
Charles VII qui avait osé bafouer la justice royale, dont il était pourtant le garant, en accordant, contre l’avis du Parlement, rémission aux assassins reconnus coupables du meurtre de mon frère Guillaume, gouverneur de Compiègne[3] : cette pute sanglante, vicomtesse d’Acy, Blanche d’Overbreuc, mon ancienne belle-sœur, et le capitaine Pierre Louvain, cet étron qui l’avait ensuite épousée. Le meurtre n’était pas un crime rémissible, encore moins quand il était avoué ! Et pourtant… après tout ce que mon frère Guillaume avait fait pour soutenir son accession au trône pendant la guerre civile contre les Bourguignons, ce monarque félon s’était permis de jeter l’opprobre sur notre lignée, en laissant notre honneur souillé. Ils avaient égorgé mon frère comme un bœuf, les salauds ! Et dans son lit !
Si encore Blanche n’avait récupéré, dès sa sortie de prison, la tutelle de mon neveu et l’héritage conséquent de mon frère qui allait avec, pour ensuite — trois jours après ! — convoler avec Louvain sous la grâce de Dieu, mes frères et moi aurions pu lâcher prise, nous soumettre à la décision du Grand Conseil… Mais cette spoliation était inacceptable ! Et ce n’était pas l’odieuse tentative du roi pour apaiser notre colère, en nous rendant la tutelle de notre neveu et l’or associé à ses biens en novembre dernier, qui suffiraient à redorer notre blason de sa dignité. Avili par ce défaut de justice de la volonté royale, notre honneur flétrissait chaque jour davantage, jusqu’à corrompre peu à peu nos alliances et amitiés. Rares étaient ceux qui osaient encore braver notre disgrâce.
Pour la seconde fois de son histoire, le nom de Flavy était raillé. Mes frères, Hector en tête, ne pouvaient le supporter. Je ne pouvais le supporter. La garce tuait, se retrouvait libre, gardait ses titres et richesses et ensuite épousait son amant complice du meurtre tout en maudissant notre lignée : non, impossible de la laisser s’en tirer ainsi. Nous contemplerions sa dépouille au bout d’une corde et celle du puant Louvain avec ! Nous les ferions condamner !
Comment ? Moi, chevalier de France, je défendrais la Guyenne contre l’attaque française qui se préparait et, après la victoire, je convaincrais le roi Henry VI, duc d’Aquitaine, roi de France et d’Angleterre, de conquérir les terres de France qui, par Dieu, lui revenaient de droit. Les Anglo-Gascons fêteraient leur tricentenaire ou je serai damné ! Alors, pour service rendu, j’obtiendrais de lui un nouveau procès et une condamnation : justice ! La justice seule pouvait rétablir notre dignité.
Quoi de mieux, en attendant de fêter ces grands moments, que de les envisager en me délectant du claret de Blaye, sicaire d’ennui, compagnon de ma haine, seul à même de combler cette insatiable soif de justice qui m’asséchait le gosier dès qu’il cessait d’y couler ?
Après avoir longuement observé chacune des tables et leurs badauds, le rouquin croisa mon regard, puis, avec la démarche lourde et sûre d’un homme habitué à porter harnois[4] — cela s’identifiait à vue d’œil pour le soldat expérimenté que j’étais — il s’avança enfin dans ma direction. Ce n’est pas trop tôt !
Une semaine que, chaque soir, entre vêpres et complies[5], je cirais cette même table de mon pourpoint élimé aux coudes pour attendre l’émissaire de mon frère Hector, détenteur du Graal : une missive avec les dernières nouvelles du front ; et surtout, ce qui m’importait le plus, l’ordre de poursuite de ma mission.
Je n’en pouvais plus d’attendre ces injonctions de mon aîné (de onze mois seulement), les subissant depuis l’enfance. En même temps, être le benjamin d’une fratrie de six ne vous autorisait que peu de latitude. Mon avis ? Je pouvais me le carrer là où même Dieu n’oserait s’aventurer… J’avais beau avoir fêté mes quarante-deux printemps et survécu à une fratrie à moitié décimée, rien ne changeait : je demeurais toujours le dernier. Je n’avais donc pas eu d’autre choix que de me plier au plan établi par mes frères, Charles et Hector.
Pendant que Charles, notre aîné et désormais tuteur de notre neveu, qui rechignait encore à renier totalement son allégeance à Charles VII, veillait sur l’intérêt de nos biens en Noyonnais et Valois, Hector, comme moi ancien partisan Bourguignon, devait infiltrer l’armée française en joignant sa lance[6] à la compagnie d’ordonnance[7] de Jean de Dunois, le bâtard d’Orléans, pendant que je prenais seul la route de Blaye, « clé de l’Aquitaine » ; là, où, juste avant le franchissement des fleuves, il serait facilement en mesure de me joindre. Je ne devais rallier Bordeaux, ma destination finale, qu’avec toutes les cartes en mains ; c’est-à-dire le projet complet d’attaque et de conquête de Charles VII. Ce n’était pas le rôle que je me serais naturellement attribué dans notre quête de vengeance contre le roi fourbe, mais j’étais le meilleur orateur de nous deux, le plus à même de gagner la confiance des Anglais.
Je pouvais cependant me réjouir : fini le temps de héler puterelles et échansons, l’heure de l’action venait de tinter avec la clochette de la porte d’entrée. Le travail d’infiltration de mon frère avait donc bien commencé, preuve en était la présence de son messager qui venait d’écarquiller sensiblement les yeux en les posant sur moi — signe de reconnaissance ?
Hé, mais tu fais quoi, là, putain ? T’hésites ? Tu ne vas pas me dire qu’avec cette chienne de cicatrice qui me barre le haut de la gueule jusqu’entre les sourcils, tu ne m’as pas reconnu ?
Se pavanant comme un paon engoncé dans un ostentatoire surcot rouge et or, il venait de repousser les bancs sur son passage sans se soucier des vagissements des avinés, pour s’arrêter deux tables avant la mienne en me tournant le dos avec un rire sec.
Le garçon n’avait peur de rien ! Peu osaient une telle arrogance. Bien que je ne fusse pas du genre à porter en tout temps et sur toutes choses un œil noir et menaçant, l’on ne se gaussait pas de moi !
Je me savais peu avenant, d’ordinaire source de méfiance générale ; ce qui, au demeurant, me convenait très bien. Et puis, l’orgueil de la jeunesse passé, je devais bien reconnaître que l’on ne m’avait jamais qualifié de bellâtre. Encore moins depuis cette cicatrice immonde reçue au siège de Dieppe en 1443 à l’issue duquel j’avais enfin été adoubé. Avec les années, elle s’estompait pour ne plus laisser qu’une large traînée rose sur mon front ridé qui n’embellissait guère le tableau déjà rebutant esquissé par Dieu. Au moins m’avait-Il gratifié d’un verbe acerbe qui, combiné à une bonne instruction[8], me permettait de tenir dans le siècle le rang que l’on attendait d’un authentique — pour ne pas dire antique, tant cette époque semblait lointaine — chevalier. Car, même cela se perdait… malgré l’étoile et la jarretière[9], engeances viles et bâtardes d’une grandeur passée que nos maîtres cherchaient désespérément à restaurer.
Dans la famille, nous avions l’honneur chevillé au corps. Nous en mesurions d’autant plus la valeur qu’il avait déjà été vilement piétiné par une femme lors d’une époque antérieure, et que mes aïeux ne l’avaient reconquis qu’avec peine et souffrance. Les Flavy étaient des hommes respectables ; seul mon frère Guillaume, vers la fin de sa vie, avait, semblait-il, quelque peu dévié du droit chemin. De quoi pourtant justifier son assassinat ? Certes, non ! Je ne reconnaissais pas l’homme que cette garce d’Overbreuc avait décrit violent, larron et meurtrier[10] lors de son procès ; et quand bien même, ce n’était pas l’idée que je me faisais de la justice. Et cette valeur était une composante importante de ma personnalité.
Comme si pour lui je n’existais déjà plus, à peine son croupion d’apparat posé sur sa chaise, le messager présumé de mon frère fit chanter son jabot en réclamant, d’une voix forte bien qu’éraillée, du gruau aux fèves et un pichet de claret. Il était peu dire que je n’appréciai guère l’affront qu’il s’autorisait et que je ne comprenais pas, sans nouvelles que j’étais depuis mon départ de Touraine voilà quinze jours. Les intentions de mon frère avaient-elles été démasquées ? Les choses avaient-elles évolué dans une autre direction ? L’Aquitaine finalement abandonnée aux Anglais ? Je ne le croyais pas. D’une quelconque façon, Hector m’aurait prévenu plus tôt, et avec un homme de confiance. Peut-être n’avait-il pas eu d’autre solution que de m’envoyer un cornard pareil, car même si ses fréquentations se révélaient souvent douteuses, un choix aussi singulier ne lui ressemblait guère.
Difficile d’ordinaire de m’attendrir, mais ce merdeux-là m’échauffait les sangs !
On ne méprise pas les Flavy.
Je ne pouvais décemment ne rien faire.
Mon attente avait trop duré.
Sans finir mon godet et avant même qu’il n’entamât le sien, je repoussai ma chaise. Franchissant soudain la toise qui nous séparait sous les yeux inquiets du tavernier, je renvoyai la serveuse en l’écartant du bras, puis frappai du poing sur sa table, derrière laquelle je m’assis enfin sans requérir son assentiment :
— Alors ? grognai-je aussitôt, déterminé à obtenir ce que j’attendais.
— Alors quoi ?
Putain, il se fout vraiment de moi !
[1]. À cette époque, Guyenne et Aquitaine sont synonymes et désignent donc le même espace géographique et politique.
[2]. Henry II, duc de Normandie et roi d’Angleterre.
[3]. Compiègne, dans l’actuel département de l’Oise, au nord de Paris.
[4]. Désigne l’armure, l’équipement d’un homme d’armes.
[5]. Vêpres correspond au coucher du soleil, complies, à la fin du crépuscule, donc au début de la nuit.
[6]. Unité tactique de combat composée de six cavaliers, dont quatre combattants : un homme d’armes, son page, un coutilier (soldat armé d’une lance et d’une dague), deux archers et leur valet.
[7]. Ensemble de cent lances, commandé par un capitaine nommé par le roi.
[8]. À l’université de Paris.
[9]. Ordres de chevalerie.
[10]. Elle l’accusa notamment d’avoir précipité la mort de ses parents venus vivre chez eux pour en récupérer l’héritage.